ESCP ALUMNI magazine #202 - Juin 2023 - 21

Dossier ❙ Interview croisée
250 élèves par promotion, on me disait parfois
: « tu prends la place d'un mec ». Beaucoup
pensaient alors qu'ouvrir la porte aux
femmes (à une femme, cette année là) ça
allait baisser le niveau de l'école et surtout
le classement. On s'interrogeait sur l'effet
que cela aurait sur les salaires (moyens) à la
sortie. Et puis j'étais la seule fille. D'ailleurs,
je ne savais pas que je serai toute seule. C'est
le jour de la rentrée, que je l'ai réalisé. Il y a
eu de la musique, un accueil en fanfare.
À l'époque vous avez souvent été
confrontée à la misogynie ?
JLV : Il y a eu des choses difficiles à gérer.
Moi je suis arrivée pour étudier, je venais de
la fac de pharmacie qui était mixte. Et là, dès
que je m'asseyais à coté de tel garçon, que
j'allais déjeuner ou prendre un pot avec un
autre, il y avait des rumeurs, tout le monde
disait elle est maquée avec untel... A 20 ans,
à l'époque, je n'étais pas forcément prête
pour cela. Au bout de quelques mois, j'ai
failli démissionner et puis très vite cela n'a
plus été un problème de part et d'autre.
GCB : A l'époque la misogynie existait aussi
bien aux USA qu'au Canada. Harvard n'a
accepté les premières femmes qu'à partir de
1963. Lorsque j'étudiais à Sherbrooke plusieurs
fois j'ai été confrontée à la misogynie.
Mon premier bulletin d'évaluation commençait
ainsi : « Madame Causse, qui a laissé
son mari et ses enfants en France... ». Il est
évident que les évaluations des collègues
hommes qui avaient laissé femme et enfants
en France ne commençaient pas ainsi. Je me
souviens aussi de l'attitude de certains collègues
français. Nous avions un enseignement
novateur dispensé par un psychosociologue
américain connu, qui mettait en pratique la
méthode des T-Group, il avait l'art de poser
au groupe des questions qui faisaient réagir
et chacun devait répondre. Il a un jour posé
la question suivante : « Si demain, vous voulez
créer une entreprise, avec quel autre membre
du groupe vous la créeriez ? ». L'un d'eux s'est
précipité pour répondre : « Si c'est pour aller
au cinéma je choisis Geneviève, mais pour créer
une entreprise c'est autre chose ».
JLV : A ESCP, certains profs étaient misogynes.
D'autres pas du tout. Je me souviens
notamment d'un professeur d'allemand qui
était adorable. Quand on faisait des travaux
de groupe ou des études de cas, à chaque
fois mes camarades me disaient : « Joëlle.
Tu prends les notes ? ». Quand j'ai été dans
la troupe de théâtre, on m'a dit : « Joëlle tu
fais les costumes ? ». C'était ce genre de comportement,
mais à l'époque, personne ne se
disait que c'était misogyne.
GCB : Joëlle a raison, ça n'était pas forcément
volontaire, ou perçu comme de la
misogynie à l'époque. Un ancien directeur
d'ESCP qui avait une certaine vision de la
femme... lors de notre première rencontre,
me dit : « Geneviève vous avez une belle
robe ». Une autre fois, alors que je venais
de garer ma Porsche dans la cour, il me
dit : « Geneviève vous avez une belle voiture ».
La fois suivante, je l'ai abordé en lui disant :
« Monsieur le Directeur, j'espère qu'aujourd'hui
vous allez me parler d'autre chose que de ma
robe et de ma voiture ! ». Ça l'a surpris que je
l'attaque comme ça. Après je crois qu'il m'a
vue différemment. Il a eu une autre attitude.
Vous avez la sensation d'avoir
participé à changer la vision de
certaines personnes ?
GCB : Je ne sais pas en tout cas, après cet
épisode, cet ancien directeur m'a accordé
toute sa confiance. Il me semble qu'il a
beaucoup apprécié ma réaction. Il m'a
envoyée en Côte d'Ivoire pour nouer des
contacts avec l'Université de Cocody à
Abidjan. Quelques temps après, lors de
l'éclatement de l'U.R.S.S., quand le Mastère
franco-russe a été créé à l'initiative de la
Chambre de commerce, il m'a envoyée sur
place. A l'époque dès qu'un projet international
de l'école se montait, je faisais partie
de l'équipe d'intervention.
Avez-vous la sensation que le fait
d'être une pionnière vous a rendue
différente, a eu une influence sur
votre carrière ?
JLV : Peut-être qu'après mes expériences
à ESCP, j'étais plus aguerrie face aux critiques,
plus armée. Je voulais faire de l'audit
et à ma sortie de l'école en 1973, j'ai passé
des entretiens chez les grands cabinets qui
venaient de s'implanter en France. Chez
Arthur Andersen, le responsable me dit :
«Honnêtement, je n'imaginerais pas ma femme
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faire de l'audit». Je lui ai répondu : « Ça tombe
bien, je ne suis pas votre femme ». Chez KPMG,
on m'a dit : « On peut vous prendre au même
salaire qu'un homme mais comprenez bien que
vous n'aurez jamais la même avancée professionnelle.
On n'imagine pas envoyer une femme
enceinte chez un client...» J'ai refusé le poste.
Et puis finalement j'ai été chez Coopers, qui
est aujourd'hui PWC, parce que le recruteur
qui était hollandais n'a mentionné à aucun
moment de l'entretien sur le fait que j'étais
une femme! Mon expérience à ESCP m'a
permis de m'intégrer très facilement dans
le cabinet et d'avoir une progression rapide
voire très rapide. Plus tard, avec 7 collègues
(hommes) de chez Coopers, nous avons
lancé un cabinet d'audit et de consulting
qui est devenu Deloitte France.
GCB : Je pense qu'étant la seule femme, il
fallait faire preuve de davantage d'ambition
que les hommes et certainement travailler
davantage. Ainsi quand je suis arrivée à
ESCP, j'ai immédiatement préparé un doctorat,
j'ai passé le concours d'agrégation
et j'ai été la première femme agrégée des
sciences de gestion à l'université en 1981, et
la première à mettre en place les diplômes
en alternance à l'université en 1990.
Vous pensez avoir suscité des
vocations ? Avoir endossé un rôle
d'exemple ?
GCB : Je ne sais pas. Je l'espère. J'ai pu
constater, notamment lorsque j'ai enseigné
en Afrique et notamment au Maghreb, avoir
gardé des très bons contacts avec les filles.
Pour certaines, je devenais sans doute un
modèle. Je ne sais pas si je méritais de l'être !
JLV : A l'époque, on me disait l'audit, ça
n'est pas un truc de femmes. On a toujours
tendance à dire que les maths, les
sciences ou la finance ça n'est pas pour les
femmes alors qu'il y a, de plus en en plus
de femmes qui font des carrières brillantes
dans ces domaines. A ma sortie de l'école,
en 1973, l'ensemble des « parisiennes » sont
devenues mixtes et HECJF a disparu en
1975 lorsque la dernière promotion entrée
en 1972 a été diplômée. Mon expérience
et celle des autres jeunes filles (5 au total)
entrées à ESCP en 1971 et 1972 n'auront pas
été vaines, mais beaucoup reste à faire.
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