ESCP ALUMNI magazine - #199 - Septembre 2022 - 23

Dossier ❙ Interview
la flexibilité peut être illusoire. Je suis assez
conscient que certaines personnes trouvent
un certain confort dans la flexibilité mais ce
qui m'effraie un peu, c'est l'impression que
le bien-être lié à cette sensation de confort
immédiat ne prend pas en considération les
impacts à venir. C'est ça qui me gêne.
Avec la pandémie, on a la sensation
que c'est le rapport des gens à leur
travail ou à leur entreprise qui a pu
changer ?
C.D : La crise liée au Covid est selon moi,
venue rappeler aux gens qu'il y avait des
choses plus importantes dans la vie que
le travail. La traduction de cette prise de
conscience, c'est qu'aujourd'hui on quitte
son travail, plus facilement qu'on ne le faisait
avant, même quand on a un salaire et une
situation confortable dans une entreprise du
CAC 40. Je le constate car certaines entreprises
pour lesquelles j'interviens ont plus de
mal à recruter dans leurs sièges de banlieue
parisienne. Et les gens partent souvent pour
des projets plus iconoclastes, pour « changer
de vie », ou pour un travail qui a plus
de « sens » même si le salaire est inférieur.
Auparavant cela n'existait pas, on ne pouvait
pas partir pour un job qui payait moins, ça
n'était pas rationnel. Quand ça arrivait, on
se cachait sous la table, c'était vu comme un
échec.
On a également l'impression que
le bien-être au travail est un sujet
mieux traité et plus important
qu'avant pour les entreprises ?
C.D : Je vais être assez cynique mais le bienêtre
au travail est un terme que je n'utilise
jamais. Je préfère parler de santé au travail, de
qualité de vie au travail, mais pas de bien-être
ou de bonheur. Je ne viens pas non plus au
travail pour mon bien-être, j'y vais parce que
j'ai envie de faire quelque chose qui m'intéresse
et c'est au travers de ce que je fais que je
vais finalement accéder à un certain équilibre.
Ça me suffit. Je ne demande pas à l'entreprise
de s'occuper de mon bien-être ou mon bonheur.
Mon bien-être va bien au-delà.
Parlons de santé ou de qualité
de vie au travail alors, vous avez
l'impression que le sujet est
davantage pris en compte ?
C.D : Oui, il y a aujourd'hui une très large
proportion d'entreprises qui ont fait de la
santé mentale au travail un enjeu majeur,
en mettant en place des vrais plans d'action.
Cela a changé la vie de pas mal de salariés.
La démarche n'est pas philanthropique, les
entreprises ont compris qu'elles avaient un
intérêt à le faire. Car elles ont réalisé qu'elles
pouvaient gagner de l'argent en investissant
sur la qualité de vie au travail.
Le sujet date-t-il de l'après
pandémie ?
C.D : Non, pour moi c'est totalement indépendant
de la pandémie. Je dirais que cela
date de 2015. C'est notamment une conséquence
de l'arrêt de la Cour de cassation dit
« Air France ». À l'époque la justice a décidé
que si une entreprise était capable de mettre
en place des actions de prévention efficaces
reconnues et non discutables en matière de
santé des salariés, sa responsabilité civile
et pénale pouvait être allégée. Cela a fait
changer l'état d'esprit des entreprises sur la
question. Nombre d'entre elles ont réalisé
que mettre en place des plans d'action sur la
question de la santé ou de la qualité de vie au
travail pouvait avoir un impact économique et
juridique mais aussi un impact en termes de
réputation et d'image employeur.
L'autre sujet que les entreprises
semblent avoir pris à bras le corps,
c'est le sujet du harcèlement ?
C.D : Les comportements dysfonctionnels
qu'on tolérait à une certaine époque ne sont
socialement plus acceptables aujourd'hui. Le
harcèlement moral, le harcèlement sexuel, les
différents types de violence, la discrimination,
ont toujours été des choses répréhensibles
par le code du travail et le code pénal mais
avant il pouvait y avoir une tolérance face aux
agissements inadaptés. Aujourd'hui ça n'est
plus le cas, le corps social n'accepte plus cela.
Et l'entreprise s'est saisie du sujet. L'arsenal
législatif s'est corsé et la normalité a été recalibrée.
Les entreprises appréhendent mieux
les situations et accompagnent beaucoup
mieux leurs collaborateurs par rapport à ces
sujets. Ceci même si le monde est loin d'être
parfait. Il reste encore beaucoup de choses à
faire. Mais ça va dans le bon sens !
Toutes ces nouveautés peuvent
finalement être une opportunité
pour que les entreprises
ré-imaginent de nouvelles manières,
leur manière de travailler ?
ESCP Alumni Magazine numéro 199 ❙ SEPTEMBRE 2022
❙ 23
C.D : L'entreprise doit se questionner sur son
attractivité, Ce que nous disent les jeunes et
notamment les trentenaires, c'est que quand
ils rejoignent une entreprise, ils le font certes
pour une évolution, un projet professionnel
attractif mais aussi parce qu'il y a une qualité
relationnelle et une envie de coopérer. Le
contexte actuel peut donc être une opportunité
et certains RH utilisent cette pression
sociale, médiatique, judiciaire pour en faire
quelque chose de constructif. Ils peuvent
tirer un vrai avantage de cette situation en
ayant un levier pour mener des politiques
RH structurées, bienveillantes encourager la
confiance , la coopération et constater qu'il
y a un intérêt a l'authenticité des rapports
bienveillants et au respect tout en étant
exigeant. Il faut donner envie de travailler
ensemble et favoriser le renforcement du
lien social au sein de l'entreprise ; et l'implication,
la coopération et les conséquences
économiques qui en découlent viendront.
Souvent il est plus pertinent de focaliser sur
un moyen plutôt que sur un objectif économique
pour finalement atteindre ce dernier.
Ce lien social pour qu'il fonctionne
doit se construire de manière
informelle ?
C.D : Je crois que le rôle des RH est de favoriser
un contexte de travail qui va créer ce lien
social. Mais effectivement, le lien social doit se
construire naturellement . À titre d'exemple,
la bienveillance érigée en dogme fait perdre
toute authenticité dans les relations et devient
contreproductive, voire manipulatoire. Je
trouve que certains ateliers teambuilding
n'ont pas de sens. L'idée de se dire qu'on
va forcer les gens à être ensemble ne fonctionne
pas. Si l'on veut fédérer des personnes,
il est pertinent de le faire autour d'un sujet
professionnel attractif, créant d'abord une
émulation engageante pour éventuellement
ensuite construire des liens renforcés, voire
extra-professionnels.
❙
ESCP ALUMNI magazine - #199 - Septembre 2022

Table des matières de la publication ESCP ALUMNI magazine - #199 - Septembre 2022
