ESCP ALUMNI magazine - #196 - Hiver 2021 - 35

Carrière ❙ Parcours singulier
se cacher des mires des fusils. Elle, ses deux
frères et leur mère arrivent à Rouen un vendredi
de février, plein hiver, trois valises, pas
de manteau. L'accueil au lycée Jeanne d'Arc
est tout aussi glacial: « Le premier jour à la
cantine, je suis la seule noire. Tout le monde me
regarde. On me demande: 'Mais comment tu as
fait pour venir? En pirogue?' J'ai été confrontée
à cette France-là, qui ne 'sait pas'. » Elle y restera
le temps de retrouver son grand-père en
Guadeloupe, où elle passe son bac et s'inscrit
à la Fac, langues étrangères appliquées. La
première réponse? Tours. Va pour les rillettes,
la voilà de retour en métropole.
Les mots de mon père
C'est là-bas, dans la France des châteaux et
des maisons à colombages, qu'elle décroche
son DEUG, enchaîne les boulots puis passe
le concours des masters spécialisés en marketing
et innovation-entrepreneuriat à ESCP.
Pour l'oral, elle doit venir avec un projet, et
présente celui-ci, son rêve: un restaurant
colossal sur cinq étages, sorte de « parc d'attraction
de la restauration », un étage pour
chaque continent. Évidemment, le jeu du jury
consiste à la bousculer. « Ils m'ont démonté
mon projet. Je suis sorti de là en larmes », se rappelle-t-elle.
Mais sa détermination à défendre
son utopie impressionne, et elle intègre
l'école. Elle en sortira diplômée en 2004. Le
cinéma ? Peau d'Âne ? Bien loin. D'abord,
Angela va... vendre du sulfate de calcium.
Elle prend sa voiture et parcourt la France au
contact d'entreprises fabriquant de la peinture,
rencontrant à l'occasion son futur mari,
Jean-Luc Rabatel. Il est « comédien, blanc,
caucasien », et pourtant sa famille adopte ce
« saltimbanque, ni banquier ni médecin ».
C'est même grâce à lui qu'elle aura le déclic
pour se lancer dans la grande aventure de
l'audiovisuel en 2006. À l'époque, Jean-Luc
peine à faire son trou dans le milieu saturé de
la comédie parisienne, et nourrit une idée de
fiction sur les taxis parisiens. « Et pourquoi ne
pas l'adopter au marché togolais ?, demande le
père d'Angela au cours d'un voyage d'été à Lomé.
Regardez la TV, il n'y a rien. » Et voilà comment
nait en 2008 la société de production audiovisuelle
Yobo Studios, ainsi que la première
série « shortcom » à succès du duo, ZEM, tiré
du mot désignant les taxis-motos de Lomé,
les zemidjans. Coup de génie.
Le premier jour à
la cantine, je suis
la seule noire.
Tout le monde
me regarde. On
me demande :
« Mais comment
tu as fait pour
venir ? En
pirogue? » J'ai été
confrontée à cette
France-là.
Canal+ Horizons s'en empare et commande
26 épisodes de cinq minutes. Angela, elle,
dresse le budget, cherche les comédiens et,
globalement, est « en charge », bien aidée
par sa formation à l'ESCP. ZEM sera un
tabac au pays, ce qui permet à Angela de
s'émanciper professionnellement et monter
ses propres séries. Viendrons Palabres,
Mi-Temps, Hospital IT, Oasis, puis au poste
de présentatrice des Maternelles d'Afrique
sur TV5 Monde. Dans ses séries, elle parle de
femmes engagées confrontées aux problématiques
de leur société comme le paludisme, le
blanchiment de la peau ou les cheveux naturels,
une quasi-exception à la TV togolaise.
« Mon rêve ultime, confie-t-elle, c'est d'arrêter de
travailler à 50 ans. Qu'il y ait plusieurs Shonda
Rhimes à Yoko Studios et que je puisse profiter de
mon mari, lui faire l'amour dans de beaux hôtels,
sans me sacrifier pour mon pays comme je le fais
maintenant. Car c'est un sacrifice nécessaire.
Si j'arrête, il n'y a pas encore quelqu'un pour
prendre la relève. » D'ici février, sa structure
passera pourtant de vingt à une cinquantaine
de salariés, preuve que ce n'est qu'une affaire
de temps. De toute façon, désormais, le plus
dur est fait : désormais, Angela Aquereburu
Rabatel est celle que l'on appelle.
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