ESCP ALUMNI magazine - #196 - Hiver 2021 - 34

Carrière ❙ Parcours singulier
Par Théo Denmat
Too good Togo
Célébrité dans son pays et réalisatrice multi-récompensée pour ses séries mettant en avant « l'autre »
femme togolaise, forte et engagée, Angela AQUEREBURU RABATEL (MS 04) n'était pourtant pas
loin d'une carrière dans les ressources humaines. Car cette pétillante femme de 44 ans s'est cherchée,
longtemps, très longtemps, avant d'enfin trouver sa motivation ultime : « changer la donne ».
Angela AQUEREBURU
RABATEL (MS 04)
réalisatrice et productrice, Fondatrice
Yobo Studios
Q
ui sait: peut-être, un jour, avezvous
eu Angela Aquereburu
Rabatel au téléphone. C'était
avant le tournant des années
2000, dans un monde où la France n'était pas
encore championne du monde de football
et où les agences de télémarketing n'appelaient
que sur les téléphones fixes. Probable,
d'ailleurs, que vous lui ayez raccroché au nez.
Celle qui s'appelait alors Angela Aquereburu
gagnait sa vie en passant des coups de fils
pour Convergys, une entreprise de services
du numérique spécialisée dans les centres
d'appels, le genre de boulot où les discussions
excèdent rarement les trente secondes.
Au diable le naturel, les employés y sont priés
de suivre le script, afin de maximiser leurs
chances de ventes. Un certain boulot... d'acteur,
en somme, qui a laissé d'étonnant bons
souvenirs à celle qui, vingt ans plus tard, les
dirige: « Ça été une excellente école, glisse-t-elle.
Ça m'a appris ce qu'est un client, à m'exprimer
correctement, à poser ma voix... » Ainsi va la
vie des futurs grands: Brad Pitt fût un jour
homme sandwich, Harrison Ford charpentier
et Shonda Rhimes administratrice de
34 ❙
bureau. Car oui, la papesse des séries à succès
aux États-Unis, mère de Scandal, Grey's
Anatomy ou encore How to Get Away With
Murder, est aujourd'hui celle à qui l'on compare
la réalisatrice. Avec ses travaux mettant
en avant « l'autre » femme africaine, forte,
en charge, intelligente, Angela Aquereburu
Rabatel serait-elle « la Shonda Rhimes togolaise
»? « Je suis très flattée, d'autant que je suis
une ultra-fan, répond-elle. Shonda a réussi à
mettre en prime-time des personnages afro-descendants.
Moi-même, je mets toujours en avant
des femmes que l'on ne voit pas dans le milieu
africain, en général misérabiliste. Elles sont violées,
trompées, stupides... J'ai changé la donne. »
Peau d'Âne, Dune et Club Dorothée
Mais comment change-t-on la donne?
Première étape: avant de changer la vie des
autres, changer la sienne. Née à Lomé d'une
mère guadeloupéenne et d'un père togolais,
Angela a vécu l'enfance bourgeoise d'une
jeune fille inscrite à l'école française, grande
sœur de deux garçons. Seulement, la maison
est à l'écart de la ville. Alors le weekend,
au lieu de voir les copains, elle se plonge
seule dans le dessin et la danse, classique
ou modern-jazz. Ses après-midi sont rythmés
par la musique d'Autant en Emporte le
Vent, les réalisations de Jean Marais et le cake
d'amour du Peau d'Âne de Jacques Demy.
« J'étais fascinée par les décors, les costumes, la
réalisation », dit-elle. Elle apprend la musique,
le basketball, le handball. Chaque année à
l'été, elle prend l'avion pour Rouen, chez sa
cousine. Elle y découvre, loin de la culture
togolaise « où les femmes sont censées être à
la cuisine », la science-fiction, Star Wars et
Dune. Puis les mangas du club Dorothée
et ses figures féministes qui peupleront ses
ESCP Alumni Magazine numéro 196 ❙ HIVER 2021
scénarios trente ans plus tard : Signé Cat's
Eyes, l'histoire de trois soeurs voleuses, des
génies du larcin poursuivies par un bel inspecteur.
Ou encore Lady Oscar, un animé
contant l'histoire d'une jeune femme élevée
en garçon par un père excédé de n'avoir
que des filles, devenant capitaine de la garde
royale et se battant à l'épée, les cheveux
courts. Angela résume : « Tout a commencé là. »
Et puis un matin de 1992, les armes. À cause
des déséquilibres socio-politiques du pays,
le bruit court dans le quartier que les militaires
sont en route pour tirer sur la population.
Il faut faire les valises, vite, fuir. Voiture,
coffre, frontière béninoise. Un bon ami de la
famille leur achète là-bas des billets pour la
France, terre d'asile. Le père, lui, décide de
veiller sur le foyer, dormant sur le toit pour

ESCP ALUMNI magazine - #196 - Hiver 2021

Table des matières de la publication ESCP ALUMNI magazine - #196 - Hiver 2021