ESCP ALUMNI magazine - #193 - 1er trimestre 2021 - 23

Dossier  ❙  Vivre dans un monde incertain

Peut-on faire de la stratégie dans
un environnement réellement
incertain ?
C'est difficile, car le fait que l'on soit dans
un environnement ouvert fait que l'on est
dans une complexité beaucoup plus vaste
que si on jouait à la roulette ou aux dés.
Cependant, le gros avantage en stratégie c'est
que parfois il y a des signes avant-coureurs,
des signaux faibles qui peuvent permettre
une forme d'anticipation. En somme, il
peut sortir un peu n'importe quoi mais on
peut essayer d'anticiper, tout en restant
modeste. Le rôle du stratège, du décideur,
c'est justement d'analyser ces signaux pour
anticiper. La stratégie réside dans cette
capacité d'anticipation.
V o u s a ve z é c r i t q u e vo u l o i r
surmonter l'incertitude est un
projet absurde, pourquoi ?
S'il n'y a pas de possibilité d'anticipation, si
l'on est dans un monde où il est totalement
impossible de savoir ce qui va se passer, alors
la notion de stratégie n'a pas de sens, c'est
un pari. Et un stratège n'est pas un parieur.
Quand on ne peut pas anticiper, on ne peut
pas faire de stratégie, mais on s'adapte, on
fait de l'agilité, par exemple en faisant appel
à des sous-traitant plutôt qu'à des salariés
permanents. Ça n'est par exemple pas un
hasard de voir que les industries qui ont la
capacité d'anticipation la plus faible, telles que
le cinéma où il est impossible de savoir si un
film va marcher, ont le taux d'externalisation
est plus fort. Dans le cinéma, il est impossible
de savoir si un film va marcher. Dès lors, on
s'adapte. Ce qu'il faut comprendre c'est que
l'agilité est une technique de survie, ça n'est
pas une technique de succès. Si on veut
avoir du succès, il faut arbitrer sur les choix
d'allocations de ressources, c'est-à-dire avoir
une stratégie. Quand on est dans l'agilité,
on ne s'engage pas, on fait l'inverse, on se
désengage, on externalise, on sous traite, pour
assurer la survie. Il n'y aura pas de grosses
catastrophes, mais pas de gros succès non
plus.
En 2020, était-il possible de faire de
la stratégie ?
Comme je vous le disais, la stratégie
repose a priori sur une anticipation qui va

déterminer un choix en matière d'allocation
de ressources. Entre le confinement, le
reconfinement, quelqu'un qui vous aurait
vendu une stratégie pour 2020, vous aurait
probablement escroqué. Car il était quasiment
impossible d'anticiper quoi que ce soit. On ne
pouvait pas savoir quelle seraient les réactions
des hommes politiques, leurs répercussions,
qui ont été inédites. Sur le fond, en 2020, le
mode survie était le seul possible.
Quels outils avaient les entreprises
pour survivre ?
Le slack est un concept théorisé par un
professeur de Stanford, James March. Cela
consiste à dire que dans une organisation qui
fonctionne bien, il y a du mou. Le mot slack,
ça correspond au mou dans une corde pas
tout à fait tendue. Pour qu'une organisation
fonctionne bien, il faut toujours un volant de
ressources excédentaires, de la redondance
des compétences. C'est nécessaire pour
affronter l'imprévu. Si tout est parfaitement
bien optimisé, tendu, ça casse. C'est le volant
de ressources excédentaires qui permet une
adaptabilité pratique au quotidien et qui
s'oppose à une forme d'optimisation où
toutes les ressources sont absolument
nécessaires. Dans un contexte de crise, mieux
vaut avoir du slack ! Les entreprises qui ont
été mises sous tension parce qu'un consultant
est venu en mission juste avant la crise de
la Covid en disant on va supprimer tout ce
qui est excédentaire, ont souffert plus que les
autres. L'élément le plus simplifié du slack,
c'est la trésorerie. Pour prendre l'exemple
trivial de la restauration, les établissements
qui avaient de l'argent de côté ont sans doute
pu traverser la crise plus facilement.
M aintenant que les vaccins sont
opérationnels, les entreprises
peuvent-elles refaire de la stratégie ?
Tout le problème est de savoir si dès qu'il
y a un signe rouge quelque part, on ne va
pas sur-réagir. Et il est encore compliqué de
voir toutes les conséquences de cette crise.
Mais il semblerait qu'on commence tout de
même à voir la lumière au bout du tunnel.
D'ailleurs et c'est assez surprenant, tous
les chefs d'entreprise que je peux côtoyer
sont plus stoïques qu'inquiets. Aucun n'est
totalement catastrophé. C'est différent d'un

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effondrement économique généralisé ou
d'une guerre : il y a une mise sous cloche,
mais on sait que la lumière est au bout.
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Quand on
ne peut pas
anticiper,
on ne peut
pas faire de
stratégie,
mais on
s'adapte,
on fait de
l'agilité.

Frédéric Fréry
en 5 dates clés :
1966 : naissance à Paris
1989 : diplômé de l'ESCP
1994 : docteur en gestion à l'université
de Paris I Panthéon Sorbonne
2002 : obtient le grade de Professeur
à l'ESCP
2020 : élu administrateur de l'ESCP

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