ESCP ALUMNI magazine - #193 - 1er trimestre 2021 - 22

Dossier ❙ Vivre dans un monde incertain

Propos recueillis par Arthur Jeanne

« En 2020, le mode survie
était le seul possible »
Peut-on faire de la stratégie dans un contexte marqué par
l'incertitude ? Pour Frédéric Fréry, professeur à l'ESCP et auteur
de Stratégique, le manuel de stratégie le plus vendu dans
le monde francophone, la réponse est non.

Frédéric Fréry
Professeur

Vous insistez sur la différence entre
alea et imprévu, vous pouvez nous
expliquer en quoi elle consiste ?
Selon moi, une erreur classique consiste
en effet à confondre l'aléa et l'imprévu. Or
cela n'a rien à voir. L'aléa c'est le risque. Le
risque c'est quelque chose qui se calcule.
C'est notamment le métier des assureurs.
Par exemple quand vous jouez à la roulette,
vous savez à l'avance ce qui peut sortir.
Il s'agit d'un futur fermé, il ne peut rien
se passer d'imprévu. Vous ne savez pas ce
qui va sortir, mais vous savez ce qui peut
sortir. L'incertitude ça n'est pas ça du tout.
L'incertitude, c'est quand il peut sortir
n'importe quoi. C'est comme si on jouait à
la roulette avec un nombre de chiffres qui ne
serait pas défini au préalable.
Cela signifie que l'incertitude ne
peut pas être une opportunité ?
Si, bien sûr ! Je n'ai pas dit que l'incertitude
était forcément mauvaise, je dis que l'on ne
peut pas l'anticiper. Vous auriez été voir JK
Rowling au début des années 1990 quand
elle écrivait Harry Potter dans les bistrots
car ce n'était pas chauffé chez elle, et qu'elle
avait reçu 11 refus d'éditeurs, en lui disant
qu'elle gagnerait 1 milliard grâce à ses livres,
elle vous aurait pris pour un fou. Regardez
l'exemple de Zoom, si vous étiez allé voir l'an
dernier le fondateur de zoom en lui disant
que son entreprise aurait une valorisation

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supérieure à la somme des 7 plus grosses
compagnies aériennes mondiales, il n'y aurait
pas cru. Pourtant la situation générée par la
pandémie de Covid a bien constitué pour
Zoom une opportunité. C'est indiscutable.
D'ailleurs pour des domaines comme le
commerce en ligne, la communication ou
le streaming, cet événement extrêmement
traumatisant pour beaucoup de monde a
été une opportunité. Ils ne l'ont pas cherché,
ils ne l'ont pas fait exprès, mais ils en ont
bénéficié.
La Pandémie de la Covid 19,
e s t p o u r vo u s u n é vé n e m e n t
authentiquement imprévisible ?
Pas du tout ! Depuis 1900, nous avons des
épidémies tous les 20 ans environ. Cela n'a
rien de nouveau. On ne pouvait pas savoir à
quel moment cela allait arriver, ni comment,
mais le fait que cela allait arriver n'est pas une
surprise. Donc en réalité, l'événement en luimême n'a rien de très surprenant. D'ailleurs
au début de la pandémie, de nombreux
observateurs ont parlé de la pandémie comme
d'un cygne noir, un événement en dehors de
tout ce qu'on avait pu observer jusque-là, qui
vient détruire toute la connaissance sur un
sujet donné. Nicholas Nassim Taleb, qui est
l'auteur de cette théorie, a immédiatement
dit « pas du tout » ! Des épidémies bien plus
graves que celles-là, nous en avons connu
plusieurs. Le fait qu'une épidémie touche
l'espèce humaine, n'est pas un événement
rare. Ce qui était véritablement imprévisible,
c'est la réaction des autorités à cette épidémie

ESCP Alumni Magazine numéro 193 ❙ 1er TRIMESTRE 2021

C'est-à-dire ?
Le fait de confiner 3 milliards d'êtres humains,
c'est totalement inédit ! Pour la première fois
de l'histoire on a refusé qu'il y ait des victimes
sans que l'on réagisse. Pendant la grippe
espagnole, ou la grippe de Hong Kong, on
a plus ou moins accepté la fatalité. Là, c'est
tout autre chose, il y a eu une forme de
surenchère dans le principe de précaution
entre les différents gouvernements, dont la
conséquence, en grossissant volontairement le
trait, a été de confiner 3 milliards de personnes.
Je ne dis pas forcément que c'est une mauvaise
chose, je dis que c'était imprévisible et que
c'est cela qui a généré de l'incertitude.
Vous ne semblez tout de même pas
favorable à cette application du
principe de précaution. Vous la jugez
excessive ?
Pour moi, c'est une preuve d'humanisme
extrêmement forte. Et en même temps,
le principe de précaution peut rendre le
présent invivable. On peut tuer le présent
en voulant préserver un futur qui n'existera
peut-être jamais. Ce que je veux dire, c'est
qu'il y a toujours eu des catastrophes, le
monde a connu des attentats, des guerres,
des épidémies. Il ne faut pas garder cela en
permanence à l'esprit, sinon il pourrait y
avoir des effets secondaires paralysants. Les
dirigeants politiques en se prémunissant au
maximum peuvent opter pour des remèdes
pires que le mal. Le « quoi qu'il en coûte »
de Macron était à ce titre selon moi un
peu effrayant.

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