ESCP ALUMNI magazine - #193 - 1er trimestre 2021 - 102

Culture ❙ Gaël Faye et Vincent Avanzi

je croyais que j'arriverai à changer le monde
totalement, que j'avais moins de puissance
que je ne l'imaginais. Cela a créé un mix de
sensations et la direction d'un album autant
optimiste que réaliste pour ne pas être décalé
du monde actuel. J'ai rencontré notamment
Christiane Taubira, Harry Belafonte, des gens
optimistes mais qui se sont battus et ont
changé le réel. Il y avait enfin la dimension
de la joie et du corps. Je voulais écrire et faire
une musique qui ne passait pas que par la
tête mais par les pieds et le corps.
Vincent : Tu as une vraie volonté
de partager et faire partager des
émotions universelles ?
Gaël : Il n'y a qu'une seule vérité, celle
des êtres humains, peu importe où ils se
trouvent. Quand on créé, l'art doit toujours
aspirer à cela. Elle part d'un potager, d'un
petit lopin de terre, mais elle va plus loin, elle
doit englober l'Humanité en entier, cet allerretour entre son cœur et le cœur de tous les
autres, qui parfois nous permet d'approcher
la véritable rencontre.
Vincent : Charlie Chaplin disait
« la poésie est une lettre d'amour
adressée au monde ». Tu rédiges
souvent des déclarations d'amour à
des lieux comme « Paris Métèque »,
« Zanzibar » ou Bujumbura. D'où
vient cette envie de poétiser ces
lieux et de déclarer ta flamme à des
êtres, des choses, des endroits ?
avec tout ce qui m'entoure et sans l'écriture,
je ne saurai pas quoi faire de ce trop-plein.
L'écriture me permet de passer ma vie dans
un entonnoir de sensibilité, comme le cœur.
La vie serait trop dense sinon. L'écriture
est un comme tamis qui me permettrait de
trouver les quelques cailloux d'or qui sont
là et qui sont l'essentiel et sur lesquels il
faut que je m'arrête. Par exemple dans une
relation avec autrui, j'ai écrit une chanson
pour la naissance de ma fille, car c'était trop.
L'émotion d'un enfant qui arrive était trop
grande. On la vit et continue notre chemin
sans mettre de mots sur cette émotion. Elle
nous a simplement traversé et s'envole
ensuite. L'écriture permet de se rappeler de
l'émotion des années après. J'essaye de la
capter à ce moment-là pour retenir tout ce
qui disparait et laisser une trace.

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Vincent : Ton nouvel album « Lundi
Méchant » vient de sortir, comment
décrirais-tu ce nouvel opus et ce que
tu souhaitais faire dedans ?
Gaël : Au début, j'avais des intuitions mais
je n'arrivais pas à mettre des mots dessus.
J'étais fatigué émotionnellement, les phrases
ne venaient pas. Je n'avais pas les mots.
J'ai été amené à travailler d'abord sur la
musique afin de contourner les mots. J'ai
également rencontré des gens. C'est par le
prisme et le regard d'autrui que l'on arrive à
savoir où l'on veut aller. Je voulais un album
optimiste. J'étais traversé par de très grandes
angoisses liées à notre monde, au péril des
crispations identitaires, écologiques, à ma
place dans ce monde. Je me suis rendu
compte, contrairement à il y a dix ans quand

ESCP Alumni Magazine numéro 193 ❙ 1er TRIMESTRE 2021

Gaël : Depuis toujours, j'écris sur la
notion d'appartenance. J'aime bien ce mot
« appartenir » à quelque chose qui inclue
aussi le mot « tenir » à quelqu'un. C'est sur
ces deux piliers que j'avance : ce à quoi
j'appartiens et ce à quoi je tiens. Toute
l'histoire du rap a été façonnée par cette
question, d'où mon attirance. On parle
toujours d'un endroit, d'une communauté,
d'un lieu, d'un quartier. Un rappeur est
toujours défini par d'où il vient. Et je pense
que l'on se projette vraiment dans l'univers
quand on fait le point avec ses racines.
Vincent : Tu as réalisé une chanson
a ve c C h r i s t i a n e T a u b i r a e n
reprenant l'un de ses poèmes « Seuls
et vaincus ». Qu'est-ce que cela t'a
nourri de prendre les mots d'autres

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