Confluence, le magazine de l’Agence de l’eau Seine-Normandie - N°60 - Décembre 2015 - 27

« La notion
d'incompatibilité entre
activités voisines, qui
cohabitaient pourtant
sans difficulté
particulière, gagne peu
à peu les esprits. »

La démolition des maisons
du pont au Change, en 1788, de Hubert Robert

Plan de Vaugon
dy e
de Paris), 1760 (4 arrondissement
. Aujourd'hui, l'îl
e
Louviers est ra
ttachée à la riv
e droite.

Vue de Paris depuis Notre-Dame,
jusqu'au pont de la Tournelle,
Jacques Rigaud

�abelle Backouche,

HISTORIENNE ET DIRECTRICE D'ÉTUDES À L'ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (EHESS)

se spécialisent. Le charbon accoste dans le port
de la Grève, le marché de bois, lui, se tient sur
l'île Louviers (aujourd'hui rattachée à la rive
droite). Le chef d'orchestre de ce ballet incessant, c'est le prévôt des marchands, qui mène
l'organisation du commerce fluvial d'une main
de fer. Il faut dire que ses prérogatives ont été
réduites au seul espace fluvial depuis la nomination, par Louis XIV, d'un lieutenant général
de police chargé du commerce terrestre. « Suite
à cette nouvelle répartition des tâches, l'espace
fluvial devient un espace de légitimation du pouvoir. Pour asseoir son autorité, le prévôt des marchands peut compter sur une armada d'employés
postés sur tous les ports, qui veillent à ce que chaque
transaction se déroule dans les règles », explique
Isabelle Backouche.

La Seine, un espace saturé
Le fleuve accueille aussi un grand nombre
d'activités sédentaires : blanchisseuses, meuniers, pêcheurs, vendeurs de tripes, bateaux
de bain... Ils sont nombreux à avoir élu domicile sur le fleuve. Attirés par la foule qui se
presse constamment, les commerces fleurissent. Certains quais et ponts se spécialisent
également. Le quai de la Mégisserie est réputé pour ses ferrailleurs, le pont Notre-Dame
abrite les spécialistes du textile et, le pont au
Change lui, est connu des amateurs de métaux précieux. Mais, dans la seconde moitié
du siècle, l'espace fluvial, non extensible, doit
faire face à l'augmentation de la population.
« Il est probable que la population parisienne soit
passée de 500 000 à 800 000 personnes au
XVIIIe siècle », précise Isabelle Backouche. De
la lutte pour le moindre mètre carré émergent
alors les premières tensions.

Une prise de conscience des Parisiens
Accrochages, plaintes en tous genres, la cohabitation devient difficile. « Les Parisiens
dénoncent l'activité des tripiers, qui pollue l'eau
de la Seine, pourtant consommée. Les propriétaires de boutiques se plaignent des échoppes, qui
attirent une clientèle moins aisée... énumère
Isabelle Backouche. La notion d'incompatibilité entre activités voisines, qui cohabitaient pourtant sans difficulté particulière, gagne peu à peu
les esprits. » Et l'impossibilité de concilier les
besoins de chacun se confirme.

Le choix de la navigation
Entre 1740 et 1780, les conflits sont omniprésents. « Les archives révèlent une priorisation des
usages du fleuve en faveur de la navigation », explique Isabelle Backouche. L'approvisionnement de la population est un argument de
poids, bien sûr. Mais ce n'est pas le seul avancé :
« Des arguments sanitaires et esthétiques apparaissent alors pour la première fois, prémices de
l'émergence d'une nouvelle façon de penser la ville »,
décrit-elle. Parallèlement, les propositions
d'aménagements pour optimiser la circulation
sur le fleuve fleurissent, conduisant même à
des projets utopiques, comme le rattachement
de toutes les îles à la rive gauche. Les activités
sédentaires, qui donnaient jusqu'alors vie au
fleuve, deviennent indésirables et sont officiellement reléguées à la périphérie de la ville. « On
assiste alors à un phénomène de désengorgement
du centre, décrit Isabelle Backouche. À la diversité des activités fluviales succède une fonctionna-

lisation de l'espace. » Une vision urbaine qui
donnera naissance, un peu plus tard, au fonctionnalisme, incarné par Haussmann.

La transformation du ﬂeuve s'opère
Entre 1758 et 1769, le prévôt des marchands
et Louis XVI prévoient un grand programme
d'aménagement de la Seine à l'échelle de toute
la ville. Parmi les aménagements prévus : le
rehaussement des quais de Seine et la destruction des maisons construites sur les ponts. Le
tout, afin de faciliter la circulation fluviale, mais
aussi terrestre. Retardé par des difficultés financières et la forte opposition des riverains, le
grand chantier est entamé en 1786. En trois
ans, le fleuve est métamorphosé. Le 14 juillet
1789, le dernier prévôt des marchands perd la
vie. « Il incarnait la vitalité de la Seine, insiste
Isabelle Backouche. Par la suite, un préfet de Seine
et un préfet de police seront nommés, diluant les
prérogatives liées au fleuve ». C'en est fini de l'unité de l'espace fluvial.
Camille Aulas

Lecture
La thèse d'Isabelle Backouche : La Trace du ﬂeuve.
Paris et la Seine, 1750-1850. Paris, Éditions de l'École
des hautes études en sciences sociales, 2000.

Sur le web
La conférence donnée par Isabelle Backouche
à la Cité de l'architecture et du patrimoine :
Paris et la Seine, histoire d'une disparition (1750-1850).

DÉCEMBRE 2015

http://www.citechaillot.fr/fr/auditorium/cours_publics_dhistoire_de_larchitecture/4e_session_2009-10/2535-14_paris_et_la_seine_histoire_dune_disparition_1750-1850.html

Table des matières de la publication Confluence, le magazine de l’Agence de l’eau Seine-Normandie - N°60 - Décembre 2015